«Gadeha-une seconde vie» d’Anis Lassoued peut être vu comme une fable, hymne à la vie et à ses aléas. Le premier long-métrage du réalisateur évoque la préadolescence de «Gadeha», ce jeune enfant à la destinée exceptionnelle. «Gadeha-une seconde vie» est un film doux-amer, sorti dans les salles le 28 septembre 2022. Anis Lassoued, son réalisateur, nous en parle davantage.
Vous avez, à votre actif, de nombreux courts-métrages et réalisations. «Gadeha-Une seconde vie», votre dernière réalisation, est actuellement dans les salles. Le thème de l’enfance a souvent fait partie de votre univers et ce premier long-métrage l’atteste…
Afin de réaliser ce film, on a pu avoir la subvention en 2017. Chema ben Chaâbène et moi, on a commencé à développer. Un développement qui nous a pris deux ans de travail pour trouver l’argent, les partenaires du film, les sponsors, les fonds, etc. L’idée de «Gadeha», je l’ai entamée avec Chema ben Chaabene: l’écriture de ce film a été menée à deux. L’écriture, cette étape de base, mène ensuite à la mise en scène : on commence à écrire ses personnages, à les connaître… La coécriture, pour moi, a toujours donné ses fruits. C’est ma manière de travailler : c’est aussi cela «Développer son écriture». L’écriture ce n‘est qu’une étape, parmi d’autres, de la préparation d’un film : l’écriture, c’est la réalisation, la mise en scène, le montage. Ce travail accompli sur «Gadeha» vient après le succès national et international de «Sabbat el Aid», mon court-métrage qui a sillonné de nombreux pays, 200 festivals de cinéma et manifestations, et a bénéficié d’une distribution en France, en Tunisie, en Chine et est passé même en Inde. J’ai tourné une série de documentaires, toujours centrés autour de l’enfance. Chronologiquement, ce film s’inscrit dans la continuité de mes réalisations. «Gadeha» a subi de plein fouet les aléas de la pandémie du Covid-19, ce qui a aussi ralenti sa sortie.
«Gadeha-Une seconde vie» se déroule à Hammamet. Un film puissant par son aspect citadin, contrairement à tes précédentes réalisations qui se passent dans des régions rurales….
En effet, je passe au fil de mes réalisations de la nature sauvage au village, puis à l’urbanisation et à la vie citadine. Dans «Gadeha», j’ai choisi la grande ville de Hammamet avec ses composantes : ses touristes, ses institutions, sa police … en optant pour deux dialectes tunisiens, je miroite deux classes sociales présentes et visibles dans le film. Le film tourne autour d’un noyau familial déchiqueté des suites du déménagement d’une famille pauvre, issue d’une région rurale et de son adaptation, pas du tout évidente, dans une ville côtière.
Peut-on dire que «Gadeha-Une seconde vie» traite d’une lutte des classes sociales ?
Ce même noyau familial fragilisé subit la fuite de la figure paternelle, raconte l’abandon d’une mère et de ses enfants… «Gadeha» est la greffe d’une société sur l’autre. C’est la métaphore du film que j’ai concrétisé avec l’histoire de la greffe du rein et qui a permis aux destins des deux familles, l’une pauvre et l’autre riche dans le film, de s’entrechoquer. Deux familles qui ont opté pour des arrangements moraux afin d’aboutir à un vivre-ensemble.
Votre film traite de thématiques assez lourdes. Est-il pour tout public ou destiné davantage à un public jeunes/enfants ?
Je fais un film sur l’enfance et pour l’enfance. Je dépends de cette thématique. Le film est vécu à travers des yeux juvéniles. Ma cible, c’était les jeunes et les enfants de l’âge de «Gadeha». L’enfant qui vit toujours en décalage par rapport à l’adulte : tout ce qui paraît normal pour un adulte est vécu en catastrophe par l’enfant et l’adolescent. Notre vécu, en étant enfant, peut nous marquer à vie, changer notre perception de la ville et impacter notre relationnel. Certains comportements peuvent être fatals. «Gadeha» est une balade visuelle vécue à travers les yeux de cet enfant, héros du film, interprété par Yassine Tormsi. Questionnements, interrogations du petit n’ont cessé de surgir. On a opté, Chema ben Chaâbene et moi, pour une écriture qui n’est pas classique et qui consiste à regarder à travers les yeux de «Gadeha» : si le personnage ne sait pas, le public ne pourra rien savoir. C’est l’instantanéité du moment et du vécu qui est mise en valeur et qui fait la construction du film. On permet au spectateur de vivre cette expérience comme il a envie de la vivre : on se dégage de «Gadeha» ou on se laisse glisser dans la peau de «Gadeha». La caméra devient collée à l’enfant, jusqu’à la fin du film. On ne fait rien de la mère, de la sœur, du père évoqué… J’ai laissé à chacun la liberté de comprendre les personnages du film et la libre interprétation de comprendre les événements aussi. Le spectateur construit son histoire, le cheminement.
Pour le choix des acteurs, la plupart sont méconnus. Etait-ce voulu ?
Ce sont des enfants. Et c’est très difficile de trouver des enfants comédiens en Tunisie. J’ai pu les repérer des suites d’un casting sauvage : j’ai passé une année à chercher «Gadeha» et l’interprète de Oussema, des deux motards, de la petite fille… jusqu’à avoir trouvé Yassine Tormsi. J’ai fait des interviews filmées aux enfants retenus : il y a cette sensibilité que l’enfant dégage, sa présence, comment il parle de sa vie… Il faut en savoir plus sur l’enfant pendant le casting. J’ai contacté de nombreuses écoles pour trouver Ahmed Zakaria Chiboub, le 2e enfant acteur. «J’ai casté» une cinquantaine d’enfants pour dénicher les motards. Pareil pour la petite fille que j’ai vue par hasard, dans la rue avec son père. «Borkana» est interprétée par une dame que j’ai rencontrée à Bizerte «Dorsaf Ouertatani» qui n’a jamais joué auparavant. Elle a fait écho au rôle avec sa présence, son apparence et son fort caractère. Trois mois avant le tournage, on a fait un atelier de théâtre. Et avec l’aide de Fatma Felhi, on a «coaché» les enfants acteurs aussi et leurs doubles, parce qu’il faut toujours avoir un double sur des tournages pareils. Encore plus important, le dialecte et le langage prononcé par ces enfants : les dialogues ont émané et ont été extraits de la bouche des enfants au fil de l’écriture. C’est ainsi qu’on a construit cette fiction mélangée à la réalité.
Le film nous a permis de revoir des acteurs connus comme Jamel Laroui ou Anissa Lotfi. Comment s’est fait le contact avec eux ?
En effet, j’ai pris contact avec Jamel Laroui qui n’a pas joué depuis plus de 14 ans. J’avais besoin de lui pour le rôle d’un bel homme, qui a de la présence, père d’un enfant, marié… Il a été très heureux d’incarner le rôle. Anissa Lotfi a un âge et crédible : son regard malicieux est unique. Elle épousait le rôle.
Le tir-à-l’arc est un sport qui a fait partie intégrante du film. Comment s’est déroulée cette initiation et quel est son sens ?
On a fait deux mois d’entraînement de tir-à-l’arc pour tous les enfants. C’était aussi une occasion de les divertir et de les «coacher» avec l’entraîneur de l’équipe nationale. Cela faisait partie des préparatifs du tournage. Autant de préparatifs qu’on devait accomplir en ayant la confiance des parents et avec leur assistance. Quand j’ai des enfants sur le tournage, j’organise un déjeuner, chez moi, à Nabeul, en présence de ma famille et des familles de mes enfants-acteurs : ça rassure ces derniers quand ils connaissent mes parents, ma famille à moi, mon environnement. Cela nous rapproche ! Huit semaines avec cinq enfants sur le tournage ont nécessité un très grand effort et un travail double. Il faut entretenir cette patience en groupe : celle de l’équipe technique, des enfants, des parents, de tout le monde sur le plateau. On ne peut être que reconnaissants du travail de toute l’équipe technique du film.
Le film allait s’appelait «L’arc», un objet central dans le film…
«L’arc» est la métaphore par excellence du film : cet instrument nous a inspirés. Le rôle des parents c’est de tirer les enfants le plus possible vers le futur. Les arcs sont cassés dans le film et les enfants tournent les arcs contre les parents. Un geste qui rime avec «Mauvaises décisions» et «mauvais choix des parents.». L’arc est lié à la cible et l’enfant évolue vers la fin. Une fin qui tend vers l’évolution. Je tiens à préciser que je ne condamne personne dans ce film et que la dignité de chacun et chacune des personnages est valorisée. C’est un film sur l’amour, le partage, la colère, l’amitié. On fera en sorte de le projeter aux adolescents, aux enfants, en présence des parents et du corps enseignants des institutions éducatives. Mon objectif est de le passer dans 100 collèges et que des adolescents collégiens puissent le voir au maximum.